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Les yeux qui piquent - Mohamed REZKALLAH

Mon fils Danny, à l'aube de ses huit ans, fut frappé d'un mal étrange. Il ne dormait plus. Je ne parle pas d'insomnie ou de sommeil agité, non, il ne dormait plus, tout simplement. Il commença par venir nous tirer du lit, ma femme et moi, une cinquantaine de fois par nuit, jusqu'au matin, se plaignant que ses yeux restaient ouverts même si il les fermait fort. Nous vîmes son état décliner à vue d’œil, avec peine et incompréhension, mais ni ma femme, ni moi, ne voulûmes aborder le sujet, refusant de regarder la réalité en face. Il somnolait à table pendant le petit déjeuner, sombrant dans l'inconscience quelques instants, s’arrêtant au milieu d'une phrase ou d'un geste. Je le retrouvais parfois dans le couloir assoupi contre un mur,un jouet dans les mains.

Ses nombreuses micro-siestes à l'école amenèrent inéluctablement la directrice, madame Hope, à nous convoquer. Assise derrière son, bureau, le regard accusateur, elle nous fit clairement comprendre que sonintention était d'alerter les services sociaux, considérant Danny en danger de mort, s'il continuait à vivre avec ses parents, c'est à dire: nous. Ma femme fondit en larmes à la fin de l'entretien pendant que Madame Hope jubilait. Moi, j’étais perdu.

Le plus troublant était que Danny affichait un état de fatigue extrême sans que ses fonctions vitales n'en furent affectées. C’était d’ailleurs ce que constatèrent les différents docteurs et spécialistes qui l'examinèrent. Tout ceci nous coûta les yeux de la tête. Les spécialistes furent unanimes: Danny était atteint d'une sorte de narcolepsie sauvage sous une forme encore inconnue. La narcolepsie, nous precisa le docteur Spell, est un trouble du sommeil d'origine neurologique. Elle n'est nullement causée par des problèmes psychologiques nous rassura le docteur Traum. Ce qui dissipa quelque peu les soupçons qui pesaient sur ma femme et moi. Ce qui rendait les choses encore plus complexes, expliqua le docteur Shutter, était la médication trop lourde pour un enfant de son âge: huit ans. Contre les symptômes de l'hypersomnolence les traitements actuels étaient formés de molécules éveillantes comme le Modafinil ou stimulantes comme le Méthylphénidate, ou Laméthamphétamine. Ces produits provoquaient des effets secondaires irréversibles, multiples, qui apaisaient les symptômes et non la cause. Nous devions les administrer nous-même par perfusion. Trois gouttes journalières censées rendre le sommeil à notre fils, tous les soirs à l'heure du coucher, en prenant soin de noter les résultats à transmettre au laboratoire du sommeil.


Un mois s'écoula. Nous passâmes à six gouttes et les hallucinations arrivèrent. Danny, nous parlait, nous décrivait ce qu'il voyait toute la journée. Nous ne comprenions rien à ce qu'il pouvait bien apercevoir. Des formes géométriques, colorées, qui flottaient dans l'espace, qui lui disaient des choses. Nous hochions la tête, tout simplement. Danny s’était adapté et se contentait de ses phases de sommeil paradoxal. Nous voyions son organisme ralentir, tout doucement, comme un vieux balancier sur le point de s’immobiliser, puis entrer dans une phase d'errance, menton sur la poitrine, entre le rêve et la veille. Ma femme tenait le coup, elle s’était mise à prier le soir avant de se coucher. Moi, je tournais des nuits entières dans la maison, à la recherche d'une solution, vidant bières sur bières.

Une nuit, en me rendant aux toilettes, j'entendis du bruit provenant de la chambre de Danny. Je posai l'oreille contre sa porte. Je crus entendre des gens discuter, non pas chuchoter, mais discuter vivement. Surpris, j'entrai brusquement. Danny, était couché, seul, les yeux bien ouverts, fixés au plafond. Il tourna sa tête vers moi, et me demanda si j'allais bien ? Je luis répondis que oui, jetai un coup d’œil circulaire, puis, perplexe, refermai doucement la porte.

Je refis plusieurs tentatives, m'éloignant puis me rapprochant tout doucement de sa chambre, mais le phénomène ne se plus reproduisit plus.

Le lendemain, J'en fis part à ma femme, pendant qu'elle se préparait dans la salle de bain. En me dévisageant dans le reflet du miroir, elle mit ça sur le compte de ma frustration, du stress et de la fatigue. Elle ajouta d'une voix morne que deux hommes atteints d'hallucination sous notre toit serait trop à supporter pour elle.

Moi, j’étais certain de ce que j'avais entendu. Une idée germa alors dans mon esprit. J'achetai un magnétophone et le soir après la médication, sans que ma femme s'en aperçut, je plaçai l'appareil sous le lit de Danny après avoir enclenché le mode enregistrement. Je me sentis ridicule et ne réussis pas à fermer l’œil de la nuit, obnubilé par ce que j'allais trouver sur l'enregistrement. A l'aube, je sortis du lit, me rendis dans la chambre de Danny et récupérai le magnétophone. Enfermé dans les toilettes, je baissai le volume au maximum, rembobinai la cassette, pressai sur "play", et collai fébrilement l'oreille sur la baffle. Rien. Il n'y avait rien. Du vide, une interminable plage de silence. Déçu, pas même soulagé, je rangeai le magnétophone dans un tiroir puis me rendis à la cuisine pour préparer du café, avant que ma femme ne se lève.

En fin de journée, en rentrant du travail, je découvris Danny, assis en tailleur au milieu du salon, le magnétophone entre les mains. Il le tenait, les yeux livides, le nez en l'air prêt à s'endormir. Contrarié, je demandai à ma femme si c’était elle qui le lui avait donné ? Elle me répondit que non, tout en taillant une carotte debout dans l'encadrement de la cuisine. Elle avait cru que c’était moi qui lui en avait fait cadeau. Je lui répondis un peu énervé que c’était bien mon intention et qu'elle m'avait privé de la joie de le faire (ou l'art de noyer le poisson...) Je retournai auprès de Danny, m'assis près de lui et lui demandai doucement:

-Ça te plaît ?

Il hocha la tête de haut en bas.

-Tu sais comment t'en servir ?

Il tendit l'appareil vers moi et enclencha l'enregistrement.

- Allo, test, 1,2, en direct de la maison avec Danny, vous nous recevez ?

Il appuya sur stop, rembobina et pressa la touche lecture. J'entendis ma voix et le résultat ne me plut pas du tout. Ma femme nous appela pour manger. Du curry et de la salade. Après le dîner, la soirée se passa comme d'habitude. Je bordai Danny, et lui administrai ses gouttes, puis le laissai seul dans sa chambre. Ma femme se coucha tôt, moi je restai au salon pour lire un peu. Quand la fatigue me vint, je fermai mon bouquin et fit un détour par la chambre de Danny, avant de me coucher.

Depuis le couloir, j'entendis encore ces voix. Je courus comme un fou jusqu'au salon, récupérai le magnétophone dans le tiroir, puis me précipitais jusqu'à la chambre. Je pressai le bouton lecture d'une main tremblante et me ruais dans la pièce en brandissant l'appareil devant moi. Ma femme, le visage rouge sang, souriante comme un ange sous héroïne, pressait avec haine un coussin sur le visage de mon fils. Il faut qu'il dorme! répétait-elle à voix haute, il faut qu'il dorme ! Je lâchai le magnétophone qui se fracassa au sol, retournai vers la porte et la refermai derrière moi.

Tag(s) : #Nouvelles
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